Jeu de bourrin, jeu de Géorgiens ? Rien n’est moins sûr. Car à trop mettre l’accent sur les « gros », on finirait par oublier que le rugby se joue à quinze, et que, par conséquent, les lignes arrières de la sélection géorgienne ne sont pas étrangères à la suprématie de ce pays dans le Rugby Europe Championship. Malgré cela, au sein de l’effectif des Lelos (vainqueurs de sept des huit dernières éditions du tournoi annuel), il est plus commun de voir les centres ou autres ailiers évoluer dans le championnat domestique : le Lider-Bet Didi 10. D’ailleurs, lors du dernier Championnat européen des nations, au sein des lignes arrières, seuls trois joueurs évoluaient en Top 14 ou en Pro D2. Un indicateur (malheureusement) trop souvent à valeur d’argument concernant la qualité d’un rugbyman géorgien, souvent prêt à faire ses valises pour rejoindre la France.
À l’inverse, la quasi-totalité des avants internationaux jouent pour un club français, parfois même anglais. Car compter dans ses rangs un pilier natif de Tbilissi ou de Batoumi (grandes villes Géorgiennes, NDLR) relève désormais de la tradition pour tout bon club français qui se respecte. Et dans cet exercice, le CA Brive est roi : 8 Géorgiens dans son effectif professionnel lors de l’exercice 2019-2020. Tout simplement colossal, ce chiffre pose un peu plus la France (et la Corrèze donc) comme l’Eldorado des valeureux Géorgiens. À l’échelon inférieur, c’est souvent le Stade Aurillacois qui mène la danse avec 7 gaillards tout droit venus de la côte est de la Mer Noire. L’entraineur des « gros » du club cantalien, David Banquet, a d’ailleurs accepté de s’exprimer sur le sujet. La raison de cette omniprésence des Géorgiens dans nos championnats est simple : « ils sont durs au mal, et ont déjà de bonnes compositions physiques », « aux entraînements ils se fondent dans le groupe, et s’entraînent comme ils jouent, ils ne font pas de cadeaux : ils veulent réussir ».
De plus, l’ancien pilier passé par Béziers ou Toulon ne s’en cache pas : « ce sont des joueurs qui sont moins onéreux. On peut trouver de bons joueurs qui cherchent dans un premier temps à se faire remarquer pour évoluer plus tard dans les grosses écuries ». Il convient aussi de rappeler que le nombre important de Géorgiens à Aurillac n’empiète pas sur l’éclosion des jeunots et sur la formation. La saison dernière, le club se hissait à la première place du classement évaluant la qualité des centres de formation de Pro D2. Autant d’arguments qui sont suffisants pour initier un recrutement de masse, même si les Caucasiens « restent ensemble [la grande majorité du temps] en dehors des entraînements et des matchs ».
Quid des arrières ?
David Banquet « ne peu[t] pas expliquer » leur manque de popularité; car même si « certains trois-quarts ont du talent, il est vrai que les avants se font plus remarquer par leur agressivité et leur robustesse ». Le technicien français prend toutefois le pari, il est « certain que d’ici peu, on trouvera de nombreux trois-quarts géorgiens dans les gros clubs européens comme ce fut le cas pour les avants ».
Ce serait donc peut-être le goût de la lutte et du combat bien connu et caractéristique des Géorgiens qui pourrait desservir les trois-quarts, ayant peu d’occasions de réellement se montrer. Mais si ce jeu à la Géorgienne a la réputation d’être basé sur l’affrontement physique et la conquête, c’est tout simplement parce que la lutte est un sport très populaire dans le pays. Dès leur plus jeune âge, de nombreux Géorgiens sont initiés à cette activité et participent à des compétitions. De bonnes bases pour aller guerroyer dans ces tranchées que sont les rucks. Ajoutez à cela un manque d’infrastructures à l’aube du professionnalisme profondément lié au passé soviétique du pays, et donc un retard sur d’autres pays de rugby dans le secteur de l’analyse et de la technique. Vous obtenez un cocktail fait de charges tête baissées, de plaquages saignants et de raffuts déroutants. Milton Haig, l’ancien sélectionneur néo-zélandais des Lelos (de 2011 à 2019 NDLR), nous le confirme. « Une mise en contexte est posée dès l'éducation et un lien fort est entretenu avec le pays et son Histoire. Les Géorgiens ont dû défendre leur pays pendant des siècles [même au XXIème !] et cela a favorisé un état d'esprit qui concorde parfaitement avec le rugby. Un combat physique qui leur permet de redevenir des guerriers. »
Jeu de mains, jeu de géorgiens ?
Or, il semblerait que la situation soit amenée à évoluer pour des arrières élevés à la dur. « Lorsque nous sommes arrivés en 2011 avec le staff, nous savions que la technique des joueurs ainsi que leur compréhension du jeu devaient être développées », avance le coach kiwi. Il poursuit : « nous savions que nous devions nous améliorer d’un point de vue technique afin de jouer dans un style plus offensif ». Et c’est avec toute l’expertise et la culture du jeu qu’il a acquis en Nouvelle- Zélande (avec les Baby Blacks, les Counties Manukau...) que Milton Haig a « commencé à travailler à l'amélioration des skills ».
Ce qui ne manqua pas de plaire aux internationaux de l’époque. Pour le jeu de mains des trois-quarts, l’inspiration chez les grandes nations de la dernière décennie est inévitable (désolé PSA), notamment « grâce à Internet » et surtout « chez les jeunes joueurs géorgiens ». Ainsi, quand on l’interroge sur la préférence des clubs français pour les colosses plutôt que pour les gazelles, Haig est formel, il s’agit juste d’une « tradition (...) mais si les fans de rugby français avaient regardé les Lelos jouer au cours de la dernière décennie, ils auraient vu une équipe qui sait faire preuve de flair et d’habileté sur les phases offensives ». La preuve avec de beaux mouvements régulièrement orchestrés et amenant parfois à des essais comme celui-ci (contre les Springboks lors du Mondial U20 2017) :
Cela en gardant « toujours le cœur et la ténacité en défense » qui ont fait « la réputation des rugbymen géorgiens » au travers notamment de « solides piliers » tels que Davit Zirakashvili (ex- ASM) ou Mikheil Nariashvili (MHR). Et s’il admet qu’« évidemment, les Géorgiens jouant centres ou ailiers sont loin d’être connus en France », l’ancien patron de la sélection nationale est optimiste.
Aujourd’hui, nous avons certains de nos joueurs de charnière qui ont signé en Top 14 [comme le grand espoir Gela Aprasidze en 2017], donc je pense que les entraîneurs français commencent à réaliser que non seulement la Géorgie produit de bons piliers, des flankers dynamiques et athlétiques, mais aussi des tacticiens complets et astucieux capables de diriger, de mener le jeu de toute une équipe.
On le sait, les Lelos ayant eu la chance d’évoluer dans l’élite française, une référence pour tout amoureux de l’ovalie en Géorgie, se comptent presque sur les doigts d’une main. Parmi eux, le puissant centre de Rouen Tamaz Mchedlidze (57 sélections), passé par le SU Agen et le Stade Montois. Lui aussi a accepté de s’exprimer; et sans de langue de bois : « nos joueurs rejoignent la France parce que le niveau y est très élevé et que le salaire l’est en conséquence ». Et comme Milton Haig, il constate une nette amélioration des lignes arrières dans l’aspect technique du jeu : « auparavant nous étions surtout forts devant, dans l’impact. Beaucoup préféraient voir jouer les Fidji ou l’Australie. Mais aujourd’hui, le niveau des joueurs de ligne a considérablement augmenté et notre jeu s’est sophistiqué. Cela fait que l’on est un peu plus plébiscités ». Alors M. Laurent Marti, le numéro 10 Géorgien c’est pour quand ?
En revanche, pas le même son de cloche pour Soso Matiashvili, joueur international des Lelo Saracens (club géorgien basé à Tbilissi).
Le virevoltant arrière qui adopte au « style tout en évitement » rejoint ainsi la position prise par la légende Mamuka Gorgodze. « Nos arrières manquent de crédit en France » déclarait le rugueux deuxième ou troisième latte au magazine Tampon ! en 2015. « Ça n'a pas changé » regrette Matiashvili. Alors que ce dernier « continue à travailler dur pour aller jouer un jour en Europe », il affirme que plus de confrontations avec les grandes nations seraient bénéfiques à leur visibilité : « je pense que si nous jouons à un niveau plus relevé, nous améliorerons notre jeu et en même temps nous serons vus par plus d'experts et d’équipes ».
Les avis divergent mais les assez récentes arrivées des pépites Tedo Abzhandadze (ouvreur) à Brive et Gela Aprasidze (demi de mêlée) à Montpellier vont dans le sens d’une popularité grandissante pour les arrières Lelos en France. Histoire de faire exploser les clichés (avec toute la finesse qu’on connaît aux Géorgiens). Et peut-être que d’ici 2023, les fans de cette sélection du Caucase auront pour idoles des « -dze » et des « -shvili » portant les numéros 10, 11 ou 15, au même titre que les glorieux avants d’hier et d’aujourd’hui. Car une chose est sûre, si la Géorgie veut continuer à progresser et à aller de l’avant, elle devra surtout assurer ses arrières.