La question mérite d’être posée : est-on vraiment champion du monde sans avoir passé la moindre minute sur le terrain ? Du match d’ouverture à la grande finale, peut-on fièrement soulever le trophée Webb-Ellis en étant resté dans les tribunes ? Le rugby étant un sport collectif, le Mondial étant peut-être la plus collective de toutes les aventures, la réponse tendrait vers l’affirmative.
En 2011, l’ancien Toulousain Hosea Gear avait ainsi reçu une médaille sans être entré en jeu durant la compétition. Compétition à laquelle il n’aurait même pas dû participer, Graham Henry l’appelant avant les demi-finales suite à une avalanche de forfaits.
Anthony Boric, le champion du monde oublié
Quatre ans plus tard, les All Blacks offraient une autre histoire hors du commun : celle de Pauliasi Manu, relevée par notre abonné Rupeni. Car non seulement le pilier gauche a été sacré champion du monde sans jouer. Mais il n’a en plus jamais disputé le moindre match sur la scène internationale !
Deux blessures qui changent son destin
D’origine tongienne, Manu débute dès 2008 en Air New Zealand Cup (l’ancêtre de la Mitre10 Cup) sous le maillot d’Auckland. La suite de sa carrière est basique. Ses performances dans le championnat local lui permettent d’intégrer le squad élargi des Blues. Son premier match en Super Rugby date de 2011. Mais en deux saisons, il ne dispute que cinq rencontres, et John Kirwan ne compte plus sur lui.
Logique, donc, de se relancer ailleurs… Dans un premier temps, c’est chez les Rebels de Melbourne qu’il croit écrire son destin. Mais un problème à la visite médicale le laisse sans club, jusqu’à un appel des Chiefs. La franchise de Waikato a besoin d’un joker suite à la blessure (décidément!) de Josh Hohneck. Bonne pioche. Manu s’impose d’emblée comme un titulaire indiscutable. Bilan ? Trois saisons et 45 matchs. Pas suffisant pour devenir international, à l’aube du Mondial 2015. Mais s’il ne le sait pas, le joueur a tapé dans l’oeil du staff de Steve Hansen.
Profiter (encore) des blessures
On l’a dit, le rugby est un sport collectif par excellence. Mais le malheur des uns fait quand même le bonheur des autres. En France, Thierry Dusautoir aurait-il eu la même carrière sans une blessure qui priva Elvis Vermeulen du Mondial 2007, permettant au Toulousain de devenir The Black Destroyer ?
Pour la Coupe du monde 2015, Tony Woodcock et Wyatt Crockett sont les deux piliers gauches sélectionnés par les Blacks. Mais le premier doit renoncer après le dernier match de poules, face au Canada. Il est remplacé par Joe Moody. Touché à l’aine face à la France, en ¼ de finale, le second est incertain avant la ½ finale. Voilà comment Pauliasi Manu, quatrième dans la hiérarchie, débarque à Londres. Officiellement, il n’a pas le droit de s’entraîner avec le groupe, mais simplement de faire de la musculation. Moody titulaire face à l’Afrique du Sud, c’est le polyvalent Ben Franks qui est choisi pour s’asseoir sur le banc.
C’était du genre : on t’appelle aujourd’hui, et tu pars demain. On venait de terminer l’ITM Cup avec les Counties (Manukau, ndlr). Je buvais quelques bières avec les gars, et j’ai dû partir dès le lendemain. C’était une bonne expérience : faire partie de cette équipe de vainqueurs, ça a été génial. - via NZ Herald
La suite, on la connaît : la Nouvelle-Zélande bat les Boks, et se qualifie pour la finale. Pas suffisamment remis, Crockett déclare forfait. Le 29 octobre, à quelques heures de l’annonce de la feuille de match, Manu est intégré au groupe, au cas où Moody (ou Franks) ne déclarent forfait à leur tour lors de l’échauffement. Mais l’avalanche de concours de circonstances prend fin. Manu est officiellement champion du monde, mais il ne foule pas la pelouse de Twickenham.
Entouré en rouge, Manu passe une tête sur la photo finish.
Jamais international
Mais alors, pourquoi le Kiwi n’a-t-il jamais porté le maillot à la fougère argentée par la suite ? D’abord à cause… d’une blessure. A force d’avoir marabouté la concurrence, il fallait bien que le karma agisse ! En 2016, Manu se rompt le tendon d’Achille à l’entraînement. C’est la fin de saison pour lui, ce qui l’empêche d’enchaîner au niveau international, en essayant de grimper dans la hiérarchie.
Âgé alors de 28 ans, le train est-il déjà passé ? Il semble que oui. Et si le destin l’a déjà gâté, il ne lui offrira jamais une seconde chance. Revenu chez les Blues, ses bonnes performances ne suffisent pas. L’an passé, il prend la direction du Japon et des Sunwolves (9 matchs, 7 titularisations). En Top League, sous le maillot des Red Dolphins, Manu avait joué cinq rencontres, avant la suspension du championnat. Aujourd’hui âgé de 32 ans, le pilier n’a pas fini sa carrière, mais il lui reste surtout des souvenirs. Et une médaille, presque perdue, comme il le raconte au NZ Herald. “Je ne sais pas où elle est. Je pense que ma mère doit l’avoir…”